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La deconnexion des élites

UNE ENQUÊTE DE
LAURE BELOT

Journaliste au Monde, Laure Belot s’intéresse aux phénomènes émergents dans la société. Diplômée de l’ESSEC, également ingénieure chimiste, elle a, avant de devenir journaliste, exercé le métier de conseil en stratégie.

Avant-propos

L’ACCÉLÉRATION DU MONDE

« Les élites débordées par le numérique ». Publiée dans Le Monde en pleine trêve des confiseurs le 26 décembre 2013, cette enquête déclenche pourtant une tempête numérique inattendue. Des centaines de milliers de « pages vues » sur le site du journal, des tribunes en ligne peu amènes, des contre-tribunes en forme de riposte, le débat me dépasse, mon compte Twitter s’affole, ma boîte mail se remplit de témoignages : des jeunes ou moins jeunes serviteurs de l’État me disent que cet article met le doigt sur leurs problèmes quotidiens. Tout comme des salariés du secteur privé, des étudiants, des dirigeants, des personnes à la recherche d’un emploi, des responsables d’associations… Quel noeud ai-je touché pour que les réactions soient à ce point épidermiques ? J’ai cherché la réponse. Ce livre est né comme cela.

Le fait est que la société avance vite… bien plus vite que certaines élites littéralement débordées. Par élite, je me réfère à la définition du Larousse, « groupe minoritaire de personnes ayant, dans une société, une place éminente due à certaines qualités valorisées socialement ». En France comme dans tous les autres pays, les penseurs, les responsables économiques, politiques ou syndicaux découvrent une société qui ne les attend pas.

De plus en plus nombreux, les citoyens, ordinateurs, téléphones et smartphones en main, testent, imaginent, contournent les lois, souvent sans chercher l’illégalité ni même en être conscients, pour communiquer, acheter, s’exprimer, apprendre différemment. Ces idées et pratiques nouvelles surgissent souvent des marges de la société : des personnes créatives, déviantes, militantes, des pionniers initient un phénomène. Les early adopters, à l’affût des tendances, leur emboîtent le pas, suivis des audacieux, un peu plus nombreux et un peu plus suiveurs. Enfin, la tendance est mûre (ou pas) pour être embrassée par la foule.

Le numérique renouvelle, de fait, des problématiques anciennes. Les cycles d’innovation initiés par les marges sociétales ne sont, bien évidemment, pas apparus avec l’avènement d’Internet. Tout comme les résistances et conflits face à une nouvelle technologie. Imprimerie, machine à vapeur, énergie pétrolière… Au fil des siècles, des mécanismes de défense et de déni ont classiquement été mis en place par des personnes désireuses de conserver leurs positions dans des systèmes en perte de vitesse. À chaque révolution technologique, les acteurs privés sont apparus plus agiles que les pouvoirs en place pour saisir, comprendre et transformer les idées et les pratiques émergentes. Et à chaque époque, les systèmes de pouvoir ont cherché à contrôler et encadrer des éventuels débordements.

Rien n’a changé, donc… mais tout a changé. Pourquoi ? Tout va plus vite et peut d’emblée prendre une ampleur mondiale. Nous assistons à une accélération du monde, fulgurante par rapport au temps de construction d’une société. Pour caractériser la période que nous vivons, François Taddei, directeur du Centre de recherches interdisciplinaires, rappelle une scène d’Alice au pays des merveilles : Alice et la reine rouge courent ensemble. Dans mon pays, on court pour avancer, dit Alice. Ici, il faut courir pour rester à la même place, répond la reine rouge. « Contemporain de Darwin, Lewis Carroll a écrit cette histoire au xixe siècle, à un moment où les choses se sont accélérées. Comme aujourd’hui », remarque le biologiste. Il faut désormais courir pour rester à flot. Nos vies personnelles, celles de nos enfants et petits enfants, sont et vont être impactées. Dans un tel environnement, « l’absence de compétences numériques est une nouvelle forme d’illettrisme », a déclaré, en mars 2014, la vice-présidente de la Commission européenne, Neelie Kroes.

Un grand nombre de personnes et d’organisations se sentent dépassées ou pas loin de l’être. Il s’agit, pour partie, d’une question de génération. Ceux qui sont près de s’arrêter de travailler peuvent se dire que c’est la révolution de trop, à laquelle ils n’ont pas envie de participer. Mais bon nombre de quadras et quinquas, en pleine force de l’âge, ne sont pas dans ce renoncement là. Nés un tout petit peu avant la naissance de cette vague numérique, ils ne veulent pas la laisser passer et m’ont expliqué l’effort constant nécessaire pour rester dans le mouvement.

D’où le succès des voyages organisés en « terra numerica », ces lieux particulièrement dynamiques de la planète, en Californie, au Japon, en Israël, qui concentrent les idées et les innovations et auxquels vont se frotter cadres et dirigeants ouverts et voulant rester dans la course. Philippe Dewost, cofondateur de Wanadoo, ancien dirigeant de start-up désormais directeur adjoint chargé de l’économie numérique à la Caisse des Dépôts, a participé à plusieurs d’entre eux organisés par l’Orange Institute. « Ce n’est plus du tourisme industriel, tels les gentilshommes qui allaient faire un safari en Afrique. Ici, les animaux vont plus vite et pourraient vous manger, remarque-t-il. Cela permet d’avoir accès à la source de la créativité et de voir émerger les signaux faibles. » Et ce sont parfois les visiteurs, en costume-cravate, qui apparaissent comme des bêtes curieuses dans ces open space branchés où s’inventent de nouveaux codes vestimentaires savamment décontractés.

Cette accélération du monde dont nous sommes témoins n’a pas commencé avec l’apparition d’Internet. Le stratège Peter Drucker, théoricien du management, me racontait en 2000 l’avènement du train à la fin du xixe siècle. « Pour la première fois, l’homme apprivoisait la distance. Nul ne peut réellement comprendre aujourd’hui la révolution que ce fut alors et son immense impact psychologique. Balzac commença à rendre visite à la comtesse polonaise Hanska, dont il était amoureux, en 1834. Le voyage s’effectuait alors entièrement en fiacre.En 1847, il fit son dernier voyage en train, à l’exception des quarante derniers kilomètres. Cette révolution eut lieu en quinze ans à peine ! Je ne connais rien qui soit allé aussi vite. Le phénomène Internet connaît le même rythme d’évolution. D’ailleurs, l’impact d’Internet sur notre imagination est encore plus important que ses conséquences sur l’économie.»

La deuxième moitié du xxe siècle a été une rampe de lancement pour la course à laquelle nous assistons — ou participons — tous dans ce nouveau siècle. Pour marquer le basculement symbolique d’une époque, j’avais interviewé, à l’aube du xxie siècle, cinq grands patrons avec cette règle du jeu : se replonger dans l’histoire de leur entreprise, et nous faire partager chacun les défis d’une décennie entre 1950 et 2000.

Chacun à sa manière avait décrit un monde dont le rythme s’accélère, au fil des révolutions technologiques successives qui mèneront à Internet. En 1950, Robert Fievet, à la tête des fromagerie Bel, parle de la guerre, de la gestion de la reconstruction et de l’arrivée de la « mécanographie », le pré-ordinateur, système de cartes perforées qui supplante les machines comptables et fait gagner du temps. Dix ans plus tard, Étienne Dalemont, de la Compagnie française des pétroles, conduit l’internationalisation de l’entreprise, qui devient une marque mondiale : Total. Pour gérer sa croissance, la nouvelle holding accueille successivement deux IBM 650 pour la comptabilité, puis des machines plus puissantes pour optimiser la gestion des bateaux et des raffineries.

Paul-Louis Halley, à la tête du grand distributeur Promodès, raconte le lancement du premier hypermarché à Mondeville dans les années 1970. Les stocks des achats sont désormais informatisés et gérés en flux tendus pour répondre à l’avènement de la consommation de masse. Noël Goutard, une décennie plus tard, accueille dans son groupe, Valeo, les premiers PC (ordinateurs personnels) de bureaux. L’équipementier automobile suit ses clients constructeurs dans leur développement mondial, aidé par la conception assistée par ordinateur, qui permet l’économie de coûteux prototypes. Bernard Liautaud, fondateur de Business Object, premier éditeur de logiciels européen coté au Nasdaq en 1994, raconte déjà, à la fin du siècle dernier, la nécessité de se renouveler sans arrêt alors qu’il gère l’entreprise à coup de web-conférences entre Paris et la Californie, les deux sièges de l’entreprise mondiale.

Ce livre poursuit le trait. Que pourrions-nous dire de la décennie 2005-2015 ? L’accélération du monde est de plus en plus forte, de plus en plus exigeante pour les hommes et les organisations humaines. Le mathématicien Cédric Villani, médaille Fields 2010, décrit un monde technologique qui s’emballe : « Nous voyons une augmentation des questions traitables par les machines, une augmentation de l’information gérée et gérable, un essor de la vitesse de transmission. C’est en fait une véritable révolution de l’ensemble du système », explique-t-il. Dans le domaine de la finance, illustre-t-il, une extraordinaire course de vitesse s’est engagée. « En 2013, un titre boursier a changé de main en moyenne toutes les vingt-cinq secondes. En 2008, c’était tout les deux mois. Nous assistons à des scènes de batailles à coup d’algorithmes informatiques. Les nanosecondes comptent. Nous assistons également à une privatisation des plateformes d’échanges et des marchés. Ce sont des évolutions fondamentales, explique-t-il. Personne n’a de vrai contrôle sur ce qui est en train d’arriver. »

Face à ces développements, de nouveaux acteurs économiques ont pris de l’avance. Certains d’entre eux sont déjà désignés par un sigle, GAFA (pour Google, Apple, Facebook, Amazon), comme s’ils étaient devenus une institution. « Quand on maîtrise la technologie, on est plus puissant, résume le scientifique François Taddei. Cela est vrai depuis la maîtrise du feu. Et cela accroît les inégalités entre les individus, entre les entreprises, entre les États. Certains s’en servent plus que d’autres, pour espionner par exemple. Les États sont supérieurs aux individus, et actuellement certaines entreprises sont supérieures aux États. »

La révolution numérique fait émerger à une vitesse incroyable de nouvelles compétences qui laissent à distance bon nombre d’aristocrates du xxe siècle. Mais les nouvelles élites technologiques, fortes de ces nouveaux savoirs, n’évitent pas certains pièges, comme celui de se déconnecter de la société. La tentation de la toute puissance n’est pas loin.

Il ne s’agit en aucun cas de défendre ici un cyberoptimisme béat. Pure création des hommes, Internet est devenu le reflet de notre humanité, espace de créativité, certes, mais également lieu « de toutes les fraudes, duperies et autres formes de domination ou de prédation » souligne Gérard Dubey, sociologue à Télécom École de management et codirecteur de la revue Socio-Anthropologie.

Chaque chapitre de ce livre a été nourri par une enquête qui éclaire, dans ce monde en mutation, complexe et rapide, un débordement, un décalage entre une actualité et des institutions, des entreprises, des intellectuels bousculés par ce qui advient, par ces nouvelles façons d’être et d’agir. Internet dérange le monde et l’ordre établi. J’ai voulu comprendre pourquoi et comment.